Expositions
« Retrouver les axes fulgurants de son enfance… » Richard Texier

Dans mon enfance il y eut deux ateliers : l’atelier de mon père, menuisier et charpentier ; atelier de bois, de vent,
empli de copeaux et l’hiver aussi de courants d’air. J’y habitais.
Il y eut aussi l’atelier du peintre, cette femme qui m’apprit à regarder avec mes yeux et autre chose encore. Je passais dans cet endroit encombré de toiles, de cartons, d’odeurs mêlées, le reste de mon temps.
Elle avait été l’élève de Mathurin Méheut à Rennes ; il y avait dans ce lieu où elle peignait je ne sais quoi de magique, un arrêt du temps, une lenteur et un silence d’une densité étrange, comme un monde dans un autre monde.
La même lenteur, la même patience que dans l’atelier de mon père. J’y habitais beaucoup pendant mon adolescence. Inlassablement je fouillais dans ses cartons.
En ce temps je n’osais que regarder.
Dans ces deux ateliers j’appris plus qu’ailleurs : la beauté d’un geste et d’un savoir-faire, le bonheur quand le geste donne son sens à la création et se mettent en accord l’un et l’autre.
En ce temps et bien plus tard, le chant de ma voix et l’écriture s’imposèrent à moi. Sur mon chemin, il y eut des musiciens, des concerts, des salles où l’on venait m’écouter chanter.

Le dessin et la peinture, ce fut plus tard comme une nécessité après la musique. Il me fallut du temps, d’autres rencontres, d’autres circonstances. Ce fut pourtant si important et si fort dans ma vie qu’en 97 je faisais le choix d’en faire un métier. Je choisissais, à cet âge où d’autres ont installé leur vie, de quitter l’endroit tranquille où plus rien ne se passe.

A peu près au même moment, par hasard (mais était-ce un hasard ?), je découvrais les mots de Charlotte Delbo, femme de théâtre, secrétaire de Louis Jouvet, n° 31661 à Auschwitz : elle faisait dire à ses compagnes de déportation des répliques de pièces de théâtre pour ne pas sombrer dans la folie et la déchéance. Voici ces mots puissants, faits de rage et de vie :

Je vous en supplie
Faites quelque chose
Apprenez un pas
Une danse
Quelque chose qui vous justifie
Qui vous donne le droit
D’être habillés de votre peau de votre poil
Apprenez à marcher et à rire
Parce que ce serait trop bête
A la fin
Que tant soient morts
Et que vous viviez
Sans rien faire de votre vie.


Ces mots étaient si forts, si criants. Ils m’habitaient. Ils ne furent pas sans conséquence je crois…
Ce fut une leçon de vie après toutes les morts qui avaient jonché mes dernières années.
Il me donnèrent l’élan qui me manquaient pour commencer une autre vie.
Ces mots vivaient en moi comme un nouvel an. Je les affichais partout pour ne pas en perdre un seul.
Je m’en habillais comme d’une robe neuve.

J’ai peint des regards, des attentes, des silences, mis à nu des visages et des corps.
J’ai cherché une émotion dans une attitude, une âme dans la chair, une poésie dans la composition.
J’ai observé ma fille, Lisa.
J’ai aimé peindre son visage ou faire ce grand pastel d’elle qui marche vers nous, l’imaginer elle et les autres.
Dans cet atelier où nous nous retrouvons le jeudi autour d’un modèle avec quelques aficionados, mon travail a mûri,
mon regard a changé, a trouvé sa substance et le geste parfois, est venu.

J’ai creusé dans les souterrains intimes, dans mes fondations quelque part dans l’enfance et ses fossiles.
J’ai prolongé en couleurs les mots que ma voix chantait.
Sur cette terre nouvelle où je suis arrivée après quelques détours, je sais que tout est à apprendre,
à réapprendre, à commencer et recommencer.

Peindre est un acte, une dangereuse et amoureuse liaison avec soi-même et les autres.

Evelyne DAUVERGNE
Novembre 98

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